ANGELITA GOMEZ : UNE LEÇON DE VIE
« Angelita Gómez : une leçon de vie, une de plus! » :
Entourée d’amour, de proches et d’amis, Angelita Gómez, à 80 ans, célèbre son anniversaire à Jerez de la Frontera
Calle Clavel, au numéro 19, dans le barrio de la Albarizuela, naissait, un 25 novembre, « concretamente a las nueve menos diez de la noche », un ange descendu du ciel. Combien de vies aura bouleversées, transformées, transfigurées, une fois et pour toujours, ou peut-être simplement toujours plus, la bailaora jerezana Angelita Gómez, celle qu’on appela si tôt la niña prodigio, celle qui à 7 ans faisait vivre de son art la famille, et à 11 ans dominait tous les styles de danse, celle qui transmit son enseignement à des générations de guitaristes, assis sur le petit banc de son academia, Calle Porvera, 22, aux bailaores y bailaoras qui domineraient ensuite les scènes de Jerez et du monde, celle qu’ont saluée plus de prix que quiconque à Jerez de la Frontera ? Tous ces honneurs pourtant pèsent si peu dans le cœur de cette déesse de la danse à côté d’un cadeau sans prix, nous dit-elle, celui qu’ont voulu lui offrir ses enfants, celui qu’en réalité elle nous offre, la présence en ce jour si spécial de son 80e anniversaire de tous les amis de cœur, fidèles à travers la vie, invités dans le saint des saints et qui ont accouru, s’il le faut depuis les quatre coins du monde. Par ces mots, la bailaora donnait à chacun une leçon de vie, une de plus, la plus grande peut-être, celle d’une générosité sans limites, à l’image de son art, à l’image de sa vie.
Une leçon de vie. Que son plus beau cadeau d’anniversaire soit celui qu’elle offre, les retrouvailles entre amis perdus de vue depuis vingt ans et qui près d’elle, par le miracle de son amour, s’illuminent d’être enfin, cet après-midi-là, réunis et repartent pour ne plus se séparer. Le plus beau cadeau pour son cœur : que tous, famille, amis, aient répondu si spontanément à l’appel, traversé les mers, accouru de Los Angeles, d’Italie, de Suisse, de Paris, toutes affaires cessantes, jusqu’à arriver le matin même et repartir le soir pour seulement vivre, partager, avoir partagé cet instant magique, inoubliable. Et découvrir la veille qu’il n’est pas jusqu’à la famille italienne tant chérie, qu’elle désespérait de revoir, qui ne soit présente. Que pour elle, en chacun de cette centaine de proches et d’amis, le cœur ait parlé, se jetant dans le vide sans la moindre hésitation, balayant difficultés et obstacles insurmontables d’un revers de main pour être là, près d’elle, buvant la magie de sa présence, de son être, de son art.
Sous les voûtes de la bodega bien connue de la Plaza del Cubo, 7, décorée des mains de ses enfants et petits-enfants, elle fait son entrée, elfe vêtu de velours vert, ange descendu sur la terre, sous les arceaux surmontés d’un éloquent FelizCumpleaños qu’ils haussent pour acclamer sa venue. Oui, sous les voûtes du salon d’invitation de la Bodega A. Parra Guerrero, si comble de présences amies que même les serveurs peinent à s’y frayer un chemin, l’amour et l’art ruissellent à parts égales, font tomber dans les bras ceux qui ne se connaissent que par l’immensité du partage qui les lient à la danseuse. Le moment « discothèque » ramène à la vie ceux qui n’ont plus dansé depuis des décennies, jusqu’à la propriétaire de la casa de vecinos de la Calle Clavel, qui se laisse entraîner, en chaise roulante, moins par la musique que par un débordement d’amour. Et les timides de tous âges qui n’ont jamais osé un pas sur la piste de danse, touchés par la grâce de la bailaora qui se déchaîne en un éclair de velours vert-délices, sortent d’eux-mêmes et répondent à ceux qui viennent les chercher, n’admettant pas qu’on leur résiste. Sur la piste autour d’Angelita qui mène la danse, tout n’est plus qu’un corps et qu’une âme. Mais pas d’erreur : ce n’est pas l’heure de la bulería qui se veut « à la mode » : que l’on s’y risque seulement, et en un instant la piste se vide irrémédiablement. Non, ce qu’il faut, ce sont ces souvenirs des années 1960, 1970, 1980, qui réchauffent les cœurs et animent les corps, modèlent comme la glaise un partage de vie qui n’aura duré que quelques instants, ineffaçables.
Sur le côté, amoncelés sur une table, toutes sortes d’accessoires colorés, perruques multicolores, chapeaux à paillettes, lunettes démesurées, rythment l’atelier photographique à l’issue duquel les images endiablées de ce jour viennent s’inscrire au livre d’or, instantanément collées, dédicacées, immortalisant la tendresse, la joie irrépressible du moment. Puis sonne l’heure du gâteau mirobolant, consacré par une bulería chantée par un Israel déchaîné à qui répond, de l’autre côté des deux tables, la danse d’Angelita, dont la pata s’achève, en toute élégance, l’épée à la main, tranchant les parts comme on adouberait un chevalier. Le temps s’écoule imperceptiblement jusqu’à l’instant magique où vont commencer les palmas – et la bailaora vient chercher ses élèves, « se va a empezar a tocar las palmas, pero allí fuera no llega la fiesta » : que le patio se vide, que tous en cercle se resserrent autour de l’espace où va jaillir l’art. Jaillissement dru, irrépressible, de feu et de joie : Israel et El Zarzuelita se lancent dans un mano a mano de chant, et les bulerías fusent, lèvent la danse, Andrés Peña, Pilar Ogalla, María José Franco, les cantaores même, jusqu’au moment où se lève, chante et danse, la fille de l’âme, María del Mar Moreno qui, emportée par une voix montée du fond des âges, ayant elle-même chanté tant et tant, danse soudain avec la maestra un cuplé por bulería suspendu aux lèvres, suspendu au son jusqu’au frisson du remate. Mais que l’instant magique se prolonge, et l’imminence de l’épreuve fait trembler les cœurs des élèves venus de loin, qui voudraient s’esquiver face à un tel déploiement d’art. Mais c’est la leçon, infinie de générosité, que leur donnent la maestra et l’amie : un clignement d’œil se répète et il faut sortir ; la première des quatre, la plus audacieuse, María Donzella, l’Italienne de Paris – non, il n’y a pas à s’y tromper, elle a fait signe, pas le choix. Cortita, cortita, pero con arte… Puis ce sera Eva, qui repart déjà pour la Suisse, arrivée le matin, et qui sait rendre à son tour, avec la même générosité, le cadeau reçu, par sa danse. Mais celle qui fédère tous ceux qui sont présents, qui fait chanter por sevillanas toute la salle, c’est l’Italienne encore, au feu du souvenir d’une Sévillana enseignée par la maestra à la table de la cuisine, « a las dos de la mañana ». Celle qui met le comble à la fête.
Et pour celles qui n’ont pas osé assez vite, la bailaora réserve une dernière surprise, parmi le cercle resserré désormais des derniers enragés de bulerías. Ce sont les amies d’Angelita, qui, sans les connaître, pressentent les danseuses, Ana de París, l’enfant qui en 2002 découvre soudain que la danse inaccessible rêvée par son âme en écoutant le chant existe, une danse qui soit le chant transfiguré en mouvement, Elena de Los Ángeles, dont la bailaora admire l’élégance et l’à-propos, les forcent à passer à l’acte, à déployer parmi le cœur des palmas le feu de l’âme. À surmonter toutes les peurs pour répondre à celle qui réveille les flammes et ferait danser les statues. Et les deux sœurs d’Angelita, Lola, Aurora, suspendues à un fil, dansent à faire pleurer les pierres de tant d’intériorité contenue, comme les larmes montent à écouter la chanson de Pepa, copla arrachée à même les veines, si pleine de sentimiento que plus personne, à son issue, n’ose parler. « Angelita m’a tout appris de la guitare, plus qu’aucun cours, plus que qui que ce soit au monde », dira Pascal au lendemain de la fête. En chacun, ce dimanche 24 novembre restera gravé, inoubliable, théâtre d’une leçon de vie, d’amour, de générosité, de arte.
Anne-Iris Muñoz